Projet de recherche « La paix : perspectives historiques, conceptuelles et normatives PEACE », financé par la Région Normandie (RIN Recherche).
Description du projet
Il semble acquis, en ce début du XXIe siècle, que les conflits armés ne sont plus ce qu’ils étaient traditionnellement et encore au XXe siècle. Le général britannique Rupert Smith va jusqu’à affirmer que « la guerre, telle que nous la connaissons, n’existe plus ». Beaucoup d’énergie intellectuelle a été consacrée ces dernières années à comprendre les transformations de la guerre aujourd’hui. Or un autre aspect, certainement non moins important, a retenu beaucoup moins d’attention: si la guerre a disparue dans sa forme traditionnelle, cela implique nécessairement que la paix, telle que nous la connaissons, a également cessé d’exister. Elle a disparu dans le creuset de la globalisation et des conflits asymétriques. Il semble donc urgent de se poser la question de ce que « la paix » peut signifier à l’ère de la globalisation.
Or poser cette question revient à se demander ce qu’était précisément la paix dans sa forme traditionnelle et il est troublant de constater que la question a rarement été posée en tant que telle. Les chercheurs qui se sont penchés sur cette problématique ont eu très largement tendance à adopter une vision classique selon laquelle « paix » signifie absence de guerre entre États souverains. Dit autrement, le concept même de paix dont nous sommes encore tributaires est inséparablement lié à une vision de l’histoire des relations internationales, structurés autour des traités de Westphalie de 1648 et ses corollaires de souveraineté étatique et reconnaissance mutuelle. Il y a des bonnes raisons de croire que cette vision westphalienne de la paix appartient désormais au passé. Se pose alors la question de savoir si et comment on peut imaginer un autre concept de paix, plus adapté aux réalités de notre époque.
Il convient tout d’abord de situer précisément cette « paix westphalienne » et, plus précisément, de la situer sur le plan chronologique et spatial. En ce qui concerne la chronologie, cette manière de faire et de concevoir la paix ne remonte pas au-delà de trois siècles ce qui n’est pas négligeable, mais il est sans doute possible de trouver dans d’autres configurations historiques, antérieures au XVIIe siècle, des inspirations pour repenser la paix aujourd’hui. Se pourrait-il, par exemple, que l’époque médiévale, caractérisée par l’imbrication de différentes instances de pouvoir et par des concepts de paix différentiels et à chaque fois situés dans un type précis de communauté politique, soit plus propice à penser notre situation que la vision binaire moderne selon laquelle guerre et paix s’opposent nécessairement ?
En ce qui concerne la situation spatiale, la « paix westphalienne » est très clairement enracinée dans une histoire spécifiquement européenne et plus particulièrement dans une histoire marquée par l’expansion coloniale ou la limitation de la guerre et la codification juridique de la paix en Europe s’accompagne de l’ouverture d’un espace de violence potentiellement illimitée outre-mer. Peut-on, dès lors, chercher à confronter la paix européenne moderne avec d’autres traditions de faire et de concevoir la paix ? Compte tenu de notre situation géopolitique mondiale et de l’ascension de la Chine, il ne semble pas inutile d’envisager d’autres concepts comme celui de heping fazhan (développement pacifique), sans parler de la façon dont les traditions arabes conceptualisent la guerre à travers les notions de harb et de jihad et la paix à travers la notion de salam. Or si « la paix » dans sa forme traditionnelle se trouve dans une situation de crise, il est d’autant plus surprenant que nous assistions actuellement à un usage inflationniste du mot. Des voix cyniques font valoir depuis quelques années que si Tolstoï publiait aujourd’hui son roman Guerre et Paix, il choisirait probablement comme titre Missions pour le rétablissement de la paix et opérations pour le maintien de la paix. On peut en effet avoir l’impression que la notion de « guerre » disparaît de plus en plus de notre vocabulaire politique officiel pour être remplacée par des expressions comme « rétablir la paix » pour désigner l’utilisation de la force armée dans un conflit. Pour le dire clairement : nous utilisons le mot « paix » pour parler de la guerre. Il semble que cette inversion de sens reflète désormais une réalité : la paix est devenue de nos jours une valeur politique incontournable.
Or il est également patent que ce truisme est une invention assez récente. Jusqu’au XIXe siècle, il a encore été possible de se prononcer ouvertement en faveur de la guerre et de lui attribuer une valeur intrinsèque. Pour ne citer qu’un seul exemple, Kant, entre autres l’auteur de Vers la Paix perpétuelle, fait valoir dans son texte Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine que la guerre est une nécessité pour l’humanité, la culture, la liberté ainsi que pour la cohérence sociale. Il paraît certain que de nos jours, personne n’oserait tenir des propos semblables et ne se déclarerait ouvertement en faveur de la guerre contre la paix. Au mieux, la guerre peut être une malheureuse nécessité pour défendre des biens plus élevés. Or si tout le monde semble aujourd’hui d’accord pour condamner la guerre et aspirer à la paix, cela implique-t-il que le conflit a effectivement disparu de la surface de la terre ? À l’évidence, cela n’est pas le cas. Mais dans la mesure où les discordes sont de moins en moins énoncées dans le langage de la guerre, elles ont toutes les chances de l’être dans celui de la paix. Cela semble être la raison pour laquelle « la paix » est devenu un concept tellement contesté. Faisant partie intégrante de notre vocabulaire politique, la paix est toujours une notion controversée, revendiquée par des groupes spécifiques et investie d’intérêts particuliers. Il s’ensuit que les utilisations de ce concept peuvent être extrêmement différentes, voire inconciliables. On peut en conclure, de manière contre-intuitive peut-être, que « la paix» est un concept polémique. Ses utilisations spécifiques véhiculent des visions particulières de la politique et de la légitimité, qui s’opposent naturellement à d’autres visions. Pour paraphraser l’adage anglais selon lequel « one man’s terrorist is another man’s freedom fighter », nous pourrions dire que ce que les uns appellent « la paix », les autres l’appellent « l’oppression », et que ce que les uns appellent « une lutte pour la justice », les autres l’appellent « une agression injuste ». C’est ainsi que semble se justifier l’oxymore « la paix comme concept polémique ». En même temps, il est dans la nature même du concept de « paix » de refouler ce caractère polémique. Dit autrement, le concept de paix donne nécessairement lieu à des paradoxes.