Date / Heure
Date(s) - 22/03/2025
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Archives départementales du Pôle Grammont
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Présentation
En 1950, Hans Liebeschutz soutenait que « c’est Grégoire le Grand qui créa la forme de pensée de la littérature politique médiévale. »[1]. Bien qu’il n’ait laissé aucun traité à caractère politique, l’auteur de la Regula pastoralis, semble mobiliser un champ sémantique lorsqu’il décrit la charge du rector chrétien, que l’on retrouve principalement dans les traités de bon gouvernement. Il est, de fait, le premier à théoriser le regimen, après la chute de l’empire romain[2]. Lors de ses développements sur la cura animarum – thème qu’il emploie régulièrement, dans ses traités exégétiques ou à portée morale – Grégoire le Grand investit un vocabulaire dont la portée semble aussi politique que théologique. La polysémie réfléchie des termes mobilisés dans la Regula pastoralis, mais aussi dans les Moralia in Job, assurent une large diffusion à ces traités réemployés, cités dans des œuvres destinées certes à des clercs, mais aussi à des rois – pensons notamment au réemploi de la Regula pastoralis dans la Via Regia, de Smaragde de Saint Mihiel, l’un des premiers miroirs aux princes carolingiens. Cette diffusion interroge l’influence qu’aurait eue Grégoire dans l’élaboration progressive d’un vocabulaire commun du gouvernement, et de sa pérennité dans les traités politiques et théologiques latins tout au long du Moyen Âge, dans l’Occident latin. Les langages, souvent elliptiques, employés par les pouvoirs spirituels et séculiers, semblent souvent se rejoindre, parfois même se confondre. Ces langages s’arriment à un ancrage sémantique commun. Il n’est pas rare, au Moyen Âge, de trouver des exemples centrés sur divers rois bibliques dans des traités adressés à des clercs[3]. Huguette Taviani-Carozzi montra par exemple que le commentaire in I° regum de Pierre de Cava avait pour vocation de proposer différents modèles ecclésiastiques[4].
À la suite des travaux de Michel Senellart[5] interrogeant la notion de regimen et l’évolution progressive de ce concept vers celui de gouvernement, le thème a été notamment abordé dans Gouverner les hommes, gouverner les âmes[6], où fut évoquée la question des champs lexicaux de la pratique du gouvernement. En 2021, Langages du pouvoir au Moyen-Âge et au début de la modernité posait la question du langage comme mode d’expression privilégié du pouvoir. Cependant si la question du rapport entre texte biblique et politique a été étudiée[7], si certains mots clefs du vocabulaire politique latin médiéval ont fait l’objet d’articles pionniers[8], la question de l’interpénétration des vocabulaires politique et théologique ne semble pas avoir fait l’objet d’une étude interrogeant ses évolutions sur le long terme[9].
Pourtant, la période allant de la renaissance carolingienne à ce qu’Olivier Bertrand nomme « l’émergence d’un vocabulaire français de la science politique » (XIVe-XVe) dérivé du latin politique de l’antiquité[10] est marquée par une intense circulation et par un enchevêtrement accru des mots de l’écriture politique et théologique dans le latin des sources savantes. L’évolution des interprétations de la Bible[11], les variations introduites dans l’étude des corpus littéraires suite à la renaissance du XIIe siècle et du renouveau aristotélicien au XIIIe siècle semblent manifester un réemploi du vocabulaire biblique et patristique, à des fins tant politiques que théologiques. Longtemps, le gouvernement des âmes et les affaires temporelles emploient les mêmes mots pour se décrire. Les maîtres de l’écrit – moines, clercs – puisent dans la Bible et les écrits patristiques nombre d’exemples, et contribuent à la formation d’un vocabulaire « théologico-politique »[12] qui semble s’imposer durant une longue période allant du IXe au XIVe siècle. Or, la grande porosité du politique et du théologique semble complexifier la lecture et la compréhension des textes, dont on peine parfois à définir le vocabulaire – pensons par exemple au terme rector qui, dès son emploi par Grégoire le Grand dans la Regula pastoralis, pose le problème du destinataire : qui est ce rector devant conduire les hommes : l’évêque ou le roi ?
L’utilisation de la Bible à des fins politiques[13], le réemploi du vocabulaire patristique dans des ouvrages d’instruction princière posent non seulement la question des limites et de la diffusion d’un vocabulaire commun du gouvernement, dans l’exégèse, les sermons, les miroirs aux princes et les discours d’inauguration, mais aussi celle des effets de cette diffusion dans l’évolution de ces « genres » littéraires[14]. L’exégèse – surtout destinée à un public d’ecclésiastiques – qui s’actualise en raison du commentaire littéral – semble se « politiser » à partir du XIVe siècle et devient peut-être, avec Nicolas de Lyre, un « miroir du prince » selon les mots de Philippe Buc[15]. Les specula, quant à eux, peuvent mimer l’exégèse, à l’image de Jean de Limoges qui rédige, vers 1250, le Morale somnium pharaonis, miroir au prince prenant appui sur l’exégèse de Genèse 41[16]. La rhétorique du miroir est par ailleurs elle-même singulièrement présente tout au long de l’Écriture (Jc 1, 23-24, par exemple)[17].
Si le champ sémantique de la politique semble se fixer dès les Pères de l’Église, l’usage des mots et leurs sous-entendus ne cessent d’évoluer, de l’époque carolingienne au XIVe siècle. Peu à peu, il s’est imposé dans différents types d’écrits aussi bien politiques que théologiques. Or, la remobilisation d’un vocabulaire patristique à des fins politiques pose la question de sa compréhension, de sa différenciation, et de l’intertextualité induite des textes théologiques et politiques de cette période.
Ces Journées d’Études des 22 et 29 mars 2025 entendent ainsi s’intéresser aux évolutions et aux formes du réemploi du vocabulaire politique dans des traités à caractère religieux, tout au long du Moyen Âge, mais également aux échanges de vocables entre différents espaces, et différentes institutions, et par conséquent à leurs dynamiques de circulation dans l’espace européen, du IXe au XIVe siècle. La question des évolutions dans la compréhension de ces termes, tout au long de cette période, sera également posée.
Programme
9h30 : Accueil des participants/tes
- 10h00 : Mathis Prévost (GRHis/Université de Rouen-Normandie) – ouverture.
- 10h30 : Bruno Dumézil (CRM/Sorbonne Université)
Le vocabulaire de gouvernement dans les lettres échangées entre les clercs et les rois barbares d’Occident entre les années 540 et le début du VIIe siècle.
11h15 : pause
- 11h30 : Constantin Frolich (CRM/Sorbonne Université)
Le vocabulaire de la pénitence royale dans le monde franc entre 822 et 1077. - 12h15 : Nicolas Michel (FNRS/Université de Namur)
Les Variae de Cassiodore et la construction d’une rhétorique politique européenne (XIIe-XVe siècles).
13h : Pause méridienne
14h15 : reprise
- 14h30 : Renaud Alexandre (IRHT/CNRS)
Gouvernail et gouvernement : usages médiévaux de gubernare et ses dérivés. - 15h15 : Maïté Billoré (CIHAM/Université Lyon 3 Jean Moulin)
« Cum Petro exserui gladium verbi Dei, ut Malchi saevientis auriculam amputarem ». La politisation de la parole patristique ou biblique à l’époque des Plantagenet.
16h00 : pause
- 16h15 : Emilie Rosenblieh (Centre Lucien Febvre/ Université de Franche Comté)
Dire et faire la décision collective : vota et voces dans les assemblées conciliaires de l’Église latine au XVe siècle. - 17h00 : Olivier Bertrand (LT2D/Université de Cergy)
Du Speculum au Miroir : le rôle des traductions dans l’évolution médiévale d’un genre.
18h30 : fin de journée
[1] Liebeschütz, H., Medieval humanism in the life and work of John of Salisbury, Londres, 1950.
[2] Senellart, M., les arts de gouverner, du regimen medieval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995.
[3]Huguette Taviani-Carozzi l’a montré à propos de Pierre de Cava, abbé d’une fondation normande des Pouilles au milieu du XIIe siècle et dont le commentaire sur le Premier Livre de Samuel, longtemps attribué à Grégoire le Grand, a pour vocation de proposer différents modèles ecclésiastiques aux « prelati », « rectores », « pastores », ou « predicatores »…
[4] « lus régis : le droit du roi d’après le Commentaire sur le Premier Livre des Rois de Pierre de Cava (XIIe siècle) » in Huguette Taviani-Carozzi et Claude Carozzi [éd.], Le pouvoir au Moyen Âge. Idéologies, pratiques, représentations, 2005, p. 257-278.
[6] Gouverner les hommes, gouverner les âmes, XLVIe congrès de la Shmesp, Paris, Editions de la sorbonne, juillet 2019.
[7] Baldwin, J.W., Masters, Princes and merchants. The social views of Peter the Chanter and his circle, 2 vol, Princeton, 1970 ; Buc, P., L’Ambiguïté du Livre : prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen-Âge, Paris, Cerf, 1994 ; ou encore Barrau, J., Bible, lettres et politique, l’écriture au service des hommes à l’époque de Thomas Becket, Paris, Classiques Garnier, 2023.
[8] Pensons à Claude Carozzi, « Praelatus. L’anticléricalisme médiéval » dans L’Anticléricalisme en France méridionale (milieu XIIe-début XIVe siècle), Cahiers de Fanjeaux 38, p. 17-40 ou à Jean-Philippe Genet, « Le vocabulaire politique du “Policraticus” de Jean de Salisbury : le prince et le roi », dans La cour Plantagenêt (1154-1204), 2000, p. 187-215
[9] Pensons notamment à l’article de Valentina Toneatto : « les lexiques du gouvernement ecclésiastique au haut Moyen-Âge », dans Gouverner les hommes, gouverner les âmes, XLVIe congrès de la Shmesp, Paris, Editions de la sorbonne, juillet 2019, p. 39-49, ou de Caroline Chevalier-Royet « Des prédicateurs au service de la réforme de la société carolingienne : l’exemple des homélies de Raban Maur (vers 780-856) », Ibid, p. 49-58.
[10] Bertrand, O., « Le vocabulaire politique aux XIVe et XVe siècles : constitution d’un lexique ou émergence d’une science ? », dans Langage et société, 113, 2005, p. 11-32.
[11] Dahan, G., Lire la Bible au Moyen Âge, Genève, Droz, 2009.
[12] Poirel, D (dir.)., le théologico-politique au Moyen-Âge, Paris, Vrin, septembre 2020.
[13] Julie Barrau parle même d’ « arme politique ». Barrau, J., Bible, lettres et politique, l’écriture au service des hommes à l’époque de Thomas Becket, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 249-360.
[14] Voir notamment le questionnement de la notion de « genre » dans Michel, N., les miroirs aux princes aux frontières des genres (VIIIe-XVe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2022.
[15] « The book of Kings: Nicholas of Lyra’s mirror of princes » in Philip D.W. Krey et Lesley Smith, Nicholas of Lyra. The senses of Scripture, Brill, Köln, 2000, p. 83-100.
[16] Scordia, L., « L’exégèse de Genèse 41 : Les sept vaches grasses et les sept vaches maigres : providence royale et taxation vertueuse (xnie-xive siècles) », Paris, revue des Etudes Augustiniennes, 46, 2000, p. 93-119.
[17] Notons également les développements de M. Senellart sur ce sujet, op. Cit, p. 103-107, 130. Voir aussi Scordia, L., « L’Exégèse au service de l’impôt royal. La postille du franciscain Nicolas de Lyre », Revue d’histoire de l’Église de France, 2003, 89/2, p. 309-323.